Tuesday, June 7, 2011

Webzine Eurasie-"non-violence" : Entretien avec Aung Ko


Entretien avec Aung Ko
La pensée plus forte que les balles
Face à la violence de la dictature militaire birmane qui réprime toute velléité de démocratie ou de protection des droits de l’homme, le traducteur birman exilé, Aung Ko, rendu célèbre par son rôle dans le film Rangoon, ne choisit pas l’attaque comme réponse. Au contraire, il développe un discours axé sur la non-violence tel que le bouddhisme l’enseigne.
Eurasie : Quelle est l’état de la Birmanie en l’an 2000 ?

Aung Ko : La situation des droits de l’homme s’est aggravée : la population est enrôlée dans le travail forcé pour l’armée. Pour des opérations de transport de matériel des militaires, le déminage, servir de bouclier humain, l’entretien des camps militaires, les projets agricoles et forestiers... Des femmes sont même violées par les militaires qui s’en servent pour leur bon plaisir. Non seulement cette main-d’oeuvre est non rémunérée mais les travailleurs forcés doivent fournir leurs outils et leur propre nourriture. Selon les estimations d’ONG, il y a aujourd’hui de 15 à 20 millions de Birmans soumis à ce travail forcé.
Eurasie : Pouvez-vous nous détailler le principe de lutte non-violente telle que l’a pratiqué Gandhi en Inde ou telle que la pratique Aung San Suu Kyi en Birmanie ?
Aung Ko : Une précision préliminaire : la non-violence pratiquée par le Mahatma Gandhi ne vient pas de l’hindouisme mais du jaïnisme. L’hindouisme est très violent à l’opposé du bouddhisme qui est la voie du milieu. Elle est très liée aux végétariens, et aussi à l’enseignement du Bouddha, la conduite sublime. Un mot sanskrit résume cette pratique, Ahimsa, « ce qui ne nuit pas », (en Pali, Avihamsa), à savoir la compassion et la non-violence. Pour atteindre la compassion, il est nécessaire de cultiver la pratique. En Asie du sud-est, on pratique un bouddhisme orthodoxe, le Hinayana, « le petit véhicule ». La Birmanie est le seul pays où l’on pratique le Vipassana, « la connaissance intérieure profonde » par la méditation et les actions. Donc la non-violence est le développement de l’amour universel et de la bienveillance contre la violence et la cruauté. L’amour universel et la compassion (pitié pour ceux qui souffrent) sont indissociables.
Eurasie : Comment se caractérise en pratique cet enseignement théorique ?
Aung Ko : Le bouddhisme engagé tel que celui d’Aung San Suu Kyi nécessite un amour universel actif d’où l’importance de la pratique. Elle a été enfermée pendant six ans par les militaires birmans et n’a pas cessé de suivre la pratique, comme le bodhisattva, qui en six ans a été illuminé, a enseigné à ses disciples avec comme seule arme l’amour universel. Pour développer un pouvoir mystique qui peut changer les tyrans (animaux sauvages) en sages. La non-violence est donc un pouvoir de changement. Si l’on reprend l’exemple de Gandhi en lutte contre les anglais, il n’a pas exercé de résistance passive mais a développé une force d’esprit et d’amour. La méthode non-violente est donc active et pacifique, elle n’a rien à voir avec la non-résistance.
Eurasie : La lutte non-violente n’a pas permis aux opposants du régime militaire birman de faire triompher leur cause. Est-ce l’échec de la non-violence comme tactique politique ?
Aung Ko : La non-violence sans pratique peut être considérée comme une passivité, une lâcheté. Dans l’esprit de l’Occidental, il faut opposer la violence à la violence, un principe qui n’aboutit jamais à la paix. La haine ne cesse jamais par la haine, mais simplement par l’amour, comme l’a montré le Bouddha, d’où la force d’amour. Aung San Suu Kyi essaye de suivre cette pratique en éduquant les gens. Son argent a servi à créer une fondation pour les étudiants dans le but d’éduquer. Éduquer sur les choses terrestres et spirituelles pour développer la joie sympathique contre la jalousie, la colère et la cruauté. Dernière étape de la pratique bouddhiste : l’équanimité, la sérénité, la tranquillité d’âme, l’état de sagesse pour voir les choses telles qu’elles sont. A ce stade, on voit les choses sans bonheur ni malheur, c’est l’essence même de la non-violence.
Eurasie : Quelle place a le bouddhisme dans le quotidien birman ?
Aung Ko : La civilisation, les écrits, le quotidien sont sous l’influence du bouddhisme. Le coeur historique du bouddhisme n’est pas loin, en Inde du sud. De l’époque de Pagan jusqu’à la chute du royaume de Mandalay, tous les rois birmans furent liés au bouddhisme. Les généraux birmans sont aussi des bouddhistes mais pas avec la même pratique ! Sans cette pratique, on ne voit pas l’impermanence, on ne voit que la passion, le désir (lié avec la causalité), en bref on ne voit que soi. En l’homme, deux choses co-existent de manière latente : l’individuel et l’universel. Tout le problème est de savoir quel côté va vaincre. Les généraux ne développent pas la compassion, ce pouvoir de s’identifier à autrui.
Eurasie : Comment développer cette compassion ?
Aung Ko : Par la méditation qui se décompose en deux étapes : le Samatra (développement du pouvoir mental) puis le Vipassana (la sagesse). Les généraux sont obnubilés par leur pouvoir individuel, ils en sont restés au Samatra sans développer le Vipassana. Ils n’ont pas développé les pratiques suivantes : daana (générosité), sila (précepte, discipline de vie), samadhi (concentration) et panna (sagesse). Les généraux ont donc dévié artificiellement du mauvais côté (yatara). Ils font cependant des offrandes à la pagode, essayent d’être de bons bouddhistes, pour contrebalancer le pouvoir d’Aung San Suu Kyi. S’ils méditaient, ils n’auraient plus envie de voler par la force le pouvoir d’autrui.
Eurasie : Quelle est l’action quotidienne d’Aung San Suu Kyi ?
Aung Ko : Elle n’a aucune richesse, mais elle continue à distribuer du riz aux gens, poursuivant ainsi son action de compassion même si elle ne parle pas (les militaires lui interdisent). Elle est convaincue qu’on doit convaincre un menteur par la vérité et la haine par l’amour. La pratique bouddhiste est difficile car on souffre physiquement. Quand on dépasse le niveau de la souffrance, on acquiert la patience puis la sagesse. Tous les jours, Aung San Suu Kyi est sujette à une violence verbale répétée, mais elle ne répond jamais à cette provocation, par compassion. Ce n’est ni du sacrifice, ni sa destinée, elle se met au service des autres avant le sien. Son mari malade n’a jamais parlé de son cancer pour attirer la pitié. Seul motif de tristesse : ses enfants n’ont pas toujours compris l’attitude de leur mère car ils ont été élevés en Occident.
Eurasie : Quelles sont les revendications d’Aung San Suu Kyi ?
Aung Ko : Face aux généraux qui veulent la pousser à l’exil, elle pose quatre conditions préalables à son départ : la libération de tous les prisonniers politiques, le transfert du pouvoir politique aux députés démocratiquement élus par le peuple, l’autorisation de parler à la radio et la TV pendant 15 minutes et la liberté de déplacement pour se rendre à l’aéroport.
Eurasie : Comment vous êtes-vous retrouvé en France ?
Aung Ko : J’ai été dans l’armée depuis l’âge de 14 ans dans la compagnie des cadets, à l’époque du Commonwealth. Au sein de l’armée, il y avait déjà un enseignement des sciences politiques. Après le coup d’état de 1962, je suis parti de l’armée, pour aller enseigner comme professeur dans une high school chrétienne, car après l’indépendance des familles anglo-indiennes étaient restées en Birmanie. En 1964, j’ai été recruté par l’école de sciences politiques du Burma Socialist Party Program (BSPP). En 1966, le BSPP m’a envoyé en France pour faire des études en langue française et faire des recherches en sciences économiques pour son compte.
Eurasie : Pourquoi avez-vous été choisi ?
Aung Ko : En 1961, j’avais suivi des cours à l’Alliance Française grâce à mon supérieur. Personne ne parlait français, donc on m’a pris comme interprète pour la communauté française lors d’une opération de dégréement sur une waterpipeline. J’ai donc reçu une bourse pour venir à Paris entre 1966 et 1969. Pendant mon séjour, j’ai fait la connaissance de ma future épouse. Problème : au sein du BSPP, on ne peut se marier avec des étrangers. Aung San Suu Kyi est d’ailleurs stigmatisée pour s’être mariée avec un Anglais. (J’avais rencontré Aung San Suu Kyi en 1966 à Paris : elle était venue de Londres enrichir son français pour pouvoir mieux étudier la littérature française et les sciences politiques). De mon côté, je suivais les cours de l’ISP en auditeur libre. Ma future femme m’a ensuite suivi en Birmanie avec un visa touristique transformé en long visa. Nous nous sommes mariés, avons eu une fille en 1973, et en 1975, la mère et sa fille sont revenues en France. Les choses s’étaient compliquées en 1973...
Eurasie : Pour quelle raison ?
Aung Ko : J’ai été sélectionné pour être l’interprète officiel du général Ne Win, l’ex-tête de l’armée birmane et de l’Etat ! En 1975, j’ai quitté définitivement la Birmanie, sans passeport, apatride. A présent, j’ai la nationalité française. Quand j’ai décidé de partir, je me suis rendu à l’Alliance Française. Dès que j’ai reçu l’autorisation de sortie, l’ambassadeur français m’a accompagné jusqu’à l’avion, et je suis parti sans un sou ! Deux semaines après mon départ, une délégation française de parlementaires est venue. Ne Win était en colère car il a dû faire les entretiens en anglais ! Je ne suis jamais rentré en Birmanie depuis 1975. j’avais encore moins de chance d’y retourner après la sortie du film « Rangoon ». Aung San Suu Kyi, de retour en Birmanie, a été bloquée en politique car elle avait eu « l’imprudence » de s’être marié avec un Anglais.
Eurasie : Qu’est-ce qui vous a fait fuir la Birmanie ?
Aung Ko : Je suis parti par dégoût des socialistes corrompus. Mon supérieur a quitté le parti et je l’ai suivi. Je voyais les conflits au sein du parti, et ce n’était plus du socialisme mais seulement des questions d’intérêts et de gains personnels. D’ailleurs si j’étais resté en Birmanie, j’aurais vécu la torture, la prison ou le monastère.
Eurasie : Quelle tâche vous êtes vous donné en tant qu’expatrié birman ?
Aung Ko : Aider les élus du peuple et les étudiants. Quand en 1988, les militaires ont écrasé les manifestations dans le sang, je n’étais pas là. Donc j’ai aidé les démocrates venus en France. Et puis, j’espère avoir fait un peu connaître la situation en Birmanie grâce au film de John Boorman, « Rangoon ».
Eurasie : Comment ce film a vu le jour ?
Aung Ko : Alain Clément a fait le lien entre moi et Boorman. Ted Turner (CBS, Castle Rock) m’a contacté pour ce film. Après quelques essais, on m’a rapidement choisi pour jouer dans ce film hollywoodien. Tout a été si rapide ! De professeur d’anglais dans le cadre de la formation continue, je me suis retrouvé à Beverley Hills dans des palaces ! Quelques scènes m’ont posé problèmes : comme celle ou je délire après avoir été blessé par balle, et surtout une scène où je devais enlacer Patricia Arquette. Je n’osais pas la toucher ! Ce genre d’attitude ne fait pas partie de notre culture. Après cet incident et des explications, Boorman a compris des éléments culturels du bouddhisme, et il a réécrit le scénario, et le film a été accepté dans tous les pays.
Eurasie : Pouvez-vous nous donner un exemple de modification du script ?
Aung Ko : Au départ, nous devions nous trouver tous deux, Patricia Arquette et moi, sous un parapluie. Dans la version finale, elle se protégeait seule sous le parapluie et moi je me retrouvais mouillé, ce qui exprimait la compassion. Ensuite John Boorman a déclaré devant un large public : « Aung Ko m’a enseigné quelque chose ». Ce film l’a obligé à se remettre en question.


Eurasie : Quel a été l’impact de ce film ?
Aung Ko : Le film a si bien été accepté qu’il a été utilisé par les organisations. Il est pur, sans sexe, il a touché le public qui a pleuré même s’ils ne connaissaient pas les affaires birmanes. Mon seul regret : Hollywood a modifié ce film pour qu’il soit davantage un film d’action, ni politique, ni romantique. Je tiens encore à préciser que je n’étais pas en Birmanie en 1988 (le film se déroule pendant les manifestations de 1988), j’ai même dû démystifier cette image auprès de mes amis. Après la projection de Rangoon au festival de Cannes en mai 1995, j’ai pu percevoir les retombées de ce film : la presse, la télévision sont venus m’interviewer, cela m’a permis de faire la lumière sur la situation en Birmanie.
Eurasie : Comment agissez-vous aujourd’hui pour la Birmanie ?
Aung Ko : Je ne suis pas un élu du peuple mais le Conseil National de l’Union de Birmanie (NCUB), une réunion de toutes les associations, a décidé de me nommer comme son représentant en France. Je viens ainsi de les représenter au conseil du socialisme. Mon action n’est ni technique, ni économique, ni politique. Je me donne une mission d’information pour obtenir un soutien international : utiliser la compassion et la liberté des autres pays pour faire aboutir la liberté en Birmanie. Après le film, les Birmans étaient très fiers. Je pratique la méthode non-violente, en apportant la conscience à l’opinion internationale. Ce n’est pas directement de la politique. Je reste persuadé que la pensée est plus forte que les balles. A l’image d’Aung San Suu Kyi qui demande le dialogue avec les militaires, pas aux gens de descendre dans la rue.
Propos recueillis par Emmanuel Deslouis
Publié par Emmanuel Deslouis le lundi 15 mai 2000

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